Chaque printemps, la baie de Saint-Brieuc se retrouve submergée par des marées d’algues vertes, au grand dam des plagistes. Faut-il les considérer uniquement comme une nuisance, ou peuvent-elles, à rebours des idées reçues, devenir une ressource précieuse pour l’écosystème et la société ? Exploration d’un phénomène aussi controversé que mal connu.
Le soleil pointe à peine que déjà, sur la plage de Saint-Brieuc, les promeneurs s’arrêtent, interloqués. À perte de vue : de larges tapis d’algues vert fluo recouvrent le sable, déposés par la marée nocturne. La scène s’est banalisée au fil des étés en Bretagne et sur de nombreux rivages du monde, alimentant exaspération, inquiétude et débats passionnés.
Mais derrière ces amas gluants, souvent perçus comme une pollution insupportable — parfois même dangereuse pour la santé — se cache un phénomène écologique complexe. D’où viennent ces algues dites « invasives » ? Pourquoi prolifèrent-elles ici ? Et surtout : sommes-nous condamnés à les subir, ou existe-t-il des pistes pour transformer cette « nuisance » en opportunité écologique ?
Pour mieux comprendre les enjeux globaux et notre rôle face à ce phénomène, consultez également notre dossier dédié aux espèces invasives marines.
Pour comprendre, il faut d’abord remonter aux causes profondes du phénomène : abondance de nutriments dans l’eau (en grande part liée aux activités humaines), dérèglement des cycles naturels, et capacité unique de certaines espèces à coloniser le littoral à une vitesse inédite [web:61][web:66][web:67]. Vulgariser ces mécanismes, c’est livrer les clés d’une réflexion dépassionnée : l’algue envahissante n’est pas un « mal absolu » — elle interroge l’équilibre délicat entre activités humaines, biodiversité, et gestion du littoral. Entre réflexe d’élimination et tentations de valorisation, l’heure est venue de repenser notre rapport à ces envahisseuses : éléments d’une nature qui change, parfois trop vite, mais qui invite aussi à l’innovation et à la résilience.
De l’envahisseur à la complexité écologique
En Bretagne, près de 14 000 tonnes d’algues vertes ont été ramassées en 2024 dans les Côtes-d’Armor, dont la baie de Saint-Brieuc, selon le dernier bilan départemental [web:61]. Si la prolifération répond principalement à des facteurs humains (surcharge en nitrates issus de l’agriculture, eaux stagnantes, températures élevées), une tendance à l’amélioration est notée avec une baisse progressive de la concentration de nitrates dans de nombreux bassins versants ces dernières années, fruit d’efforts agricoles et territoriaux concertés.
Pourtant, chaque printemps voit resurgir la même inquiétude : ces échouages massifs perturbent la biodiversité locale, comme l’explique Philippe Menesguen, chercheur Ifremer : « Comme toute prolifération d’une espèce particulière, une marée verte perturbe la biodiversité locale […] On observe une diminution, voire une suppression, des bivalves enfouis, avec une remontée près de la surface des espèces les plus résistantes. Les nuisances touchent aussi les activités d’aquaculture et de pêche ».
Des risques sanitaires et économiques bien réels
Si les algues vertes sont inoffensives en mer ou fraîchement déposées, leur putréfaction rapide au soleil dégage du sulfure d’hydrogène, gaz toxique qui a provoqué plusieurs fermetures de plages et des alertes sanitaires dès que des concentrations élevées sont enregistrées. En 2025, un réseau de 10 capteurs répartis sur les « baies algues vertes » bretonnes surveille de près ces émissions afin d’informer la population. Le ramassage, systématique, représente une charge importante pour les collectivités et impacte négativement le tourisme : Saint-Brieuc et sa région doivent parfois composer avec une dégradation de leur image, et l’économie du littoral en subit les conséquences.
En Californie, d’autres marées d’algues toxiques provoquent de graves mortalités parmi la faune littorale : lire notre reportage.
Efforts, adaptation… et nouveaux horizons ?
Pour lutter, un vaste plan d’action (PLAV 2022-2027, 130 M €) privilégie la prévention — réduction des sources de nitrates en amont, changement de pratiques agricoles, restauration des haies et des talus… Mais la gestion, le ramassage et même l’expérimentation de technologies alternatives (robots, navires spécialisés) se multiplient sur le terrain.
Des algues… encore trop sous-estimées ?
Loin de n’être qu’une contrainte, les algues sont aussi — paradoxalement — parmi les alliées oubliées des écosystèmes. On ignore souvent qu’elles produisent de 30 à 50 % de l’oxygène de la planète et jouent un rôle fondamental dans la séquestration du carbone et l’équilibre des chaînes alimentaires [web:68]. En Bretagne, chercheurs et industriels s’intéressent de près à la transformation de ces biomasses envahissantes en ressource : fertilisants naturels, compléments alimentaires, cosmétiques, biomatériaux, voire biocarburants (bien moins concurrents des filières agroalimentaires que les agrocarburants classiques).
Des start-up à l’innovation publique, la collecte et la valorisation des algues « nuisibles » connaissent une croissance rapide : bioplastiques innovants, éco-matériaux, isolants, alimentation animale, et complément pour la santé humaine ou la cosmétique. L’exemple d’Hambourg, dont un bâtiment entier est chauffé par des biocombustibles d’algues, illustre l’ampleur du potentiel. Chaque tonne collectée en France alimente ainsi un nouvel écosystème industriel, vecteur d’emplois et de circularité.
Ces pistes ne font toutefois pas oublier la vigilance nécessaire : l’exploitation des algues doit s’inscrire dans des protocoles rigoureux, évitant la surexploitation localisée ou les effets pervers d’une valorisation économique trop intensive. L’équilibre, ici encore, doit rester le maître mot. Mais pour la première fois, la gestion de ces envahisseuses semble ouvrir la porte à une écologie gagnante-gagnante, pour le littoral comme pour la société.
Vers une gestion durable et concertée
Face à la multiplication des marées vertes, collectivités, scientifiques et citoyens misent désormais sur la synergie : réseaux de surveillance, concertation avec les agriculteurs, expérimentation de robot de ramassage et plateformes de valorisation locale réunissent une diversité d’acteurs autour d’une même question : comment transformer un problème chronique en ressource durable ?
Des actions pilotes voient le jour : campagnes de sensibilisation grand public, guides d’utilisation rurale, projets d’économie circulaire et programmes scolaires font désormais partie des outils pour mieux comprendre, prévenir, et, le cas échéant, exploiter les algues sans fragiliser le littoral breton. L’enjeu ? Adopter une adaptation souple, résiliente, capable d’anticiper les variations futures du climat et des usages, tout en plaçant la science citoyenne au cœur des réponses.
La France doit aussi contrôler l’introduction d’espèces exotiques animales, comme la célèbre tortue de Floride, désormais interdite sur le territoire.
Changer de regard sur les “envahisseuses”
L’explosion des algues invasives en Bretagne incarne à la fois une alerte et un laboratoire à ciel ouvert. Aujourd’hui, la tentation de diaboliser cède doucement la place à une approche plus nuancée, où le dialogue entre usagers, chercheurs et collectivités offre des solutions innovantes à un enjeu devenu emblématique du XXIe siècle. Observer, comprendre et transformer ces masses vertes, c’est aussi repenser notre rapport à la nature, et parier sur la résilience, plutôt que la peur, face aux bouleversements écologiques.
La question des bouleversements écologiques touche aussi d’autres espèces : voir notre dossier sur l’explosion des méduses en période de canicule.