À Moorea, une invasion silencieuse décime les récifs coralliens. L’Acanthaster planci, surnommée « couronne d’épines », prolifère à un rythme alarmant dans les eaux polynésiennes. Cette étoile de mer venimeuse, capable de dévorer 6 mètres carrés de corail par an, révèle un phénomène écologique fascinant mais inquiétant qui s’étend bien au-delà du Pacifique Sud. Entre mystère scientifique et urgence environnementale, plongée au cœur d’un fléau méconnu qui menace l’équilibre des océans.

Imaginez un récif corallien aux couleurs éclatantes, grouillant de vie, transformé en quelques mois en un paysage lunaire blanchi et désolé. Cette vision d’apocalypse marine n’est pas de la science-fiction : elle se déroule actuellement sous les eaux cristallines de Moorea, où des milliers d’étoiles de mer épineuses orchestrent une destruction méthodique et silencieuse.

L’Acanthaster planci, communément appelée taramea en tahitien ou « couronne d’épines » en français, incarne l’un des paradoxes les plus troublants de la biologie marine. Cette créature aux allures préhistoriques, hérissée de piquants venimeux pouvant atteindre 5 centimètres de long, fait partie intégrante de l’écosystème corallien depuis des millénaires. Pourtant, lorsqu’elle prolifère, elle devient l’un des prédateurs les plus redoutables des récifs de l’Indo-Pacifique.

Un appétit dévastateur caractérise cette espèce : chaque individu peut engloutir jusqu’à 6 mètres carrés de corail vivant par an, utilisant une technique de digestion externe aussi fascinante qu’efficace. Mais ce qui intrigue le plus les scientifiques, c’est le mystère de ses « pullulations » – ces explosions démographiques soudaines qui transforment quelques dizaines d’individus en véritables armées de plusieurs milliers d’étoiles de mer en l’espace de quelques mois.

Portrait d’un prédateur hors norme

L’Acanthaster planci défie tous les stéréotypes que l’on peut avoir sur les étoiles de mer. Avec ses 12 à 19 bras recouverts d’épines acérées et son diamètre pouvant atteindre 80 centimètres, elle impressionne par sa taille. Mais c’est sa stratégie alimentaire qui fascine le plus les biologistes marins.

Contrairement aux autres échinodermes qui se contentent de petites proies, la taramea s’attaque directement aux coraux, ces architectes des récifs tropicaux. Sa technique ? Elle dévagine son estomac directement sur la colonie corallienne, sécrète des enzymes digestives puissantes, puis aspire les tissus dissous. Le processus laisse derrière lui des cicatrices blanches caractéristiques qui ne se régénèrent jamais complètement.

« Une seule taramea peut consommer entre 5 et 6 mètres carrés de corail par an. Quand on multiplie par plusieurs milliers d’individus lors d’une pullulation, l’impact devient catastrophique pour l’écosystème récifal. » – Dr. Pauline Bosserelle, technicienne du Criobe

Le mystère des pullulations cycliques

Si l’Acanthaster planci intrigue autant la communauté scientifique, c’est en raison de son comportement démographique imprévisible. En temps normal, cette espèce vit discrètement dans les anfractuosités du récif, avec une densité de population faible et stable. Mais périodiquement, sans crier gare, elle explose littéralement.

Olivier Poté, directeur des services techniques de la mairie de Moorea, explique cette complexité :

« La biologie de l’animal est encore mal connue. On comprend encore mal quels sont les effets environnementaux qui génèrent cette pullulation des taramea. Il y a quelques indices autour de la température : on sait que quand la température est haute, on voit se déclencher des pontes, mais la biologie est encore assez mal connue. »

Les scientifiques ont néanmoins identifié plusieurs facteurs déclencheurs potentiels :

  • Élévation de la température de l’eau favorisant la reproduction massive
  • Enrichissement en nutriments des eaux côtières (pollution agricole, urbaine)
  • Diminution des prédateurs naturels comme le grand triton ou certains poissons
  • Cycles lunaires et saisonniers influençant les pontes synchronisées

Un fléau à l’échelle de l’Indo-Pacifique

Le phénomène observé à Moorea n’est pas isolé. L’Acanthaster planci sévit sur l’ensemble de l’océan Indo-Pacifique, de la mer Rouge à la côte ouest de l’Amérique centrale. Les récifs de la Grande Barrière de corail australienne, du Japon, des Philippines ou encore de la Thaïlande ont tous connu des épisodes de pullulation dévastatrices.

Région Dernière pullulation majeure Surface récifale impactée
Grande Barrière (Australie) 2010-2018 Plus de 40% du récif
Okinawa (Japon) 2013-2017 60% des récifs locaux
Polynésie française 2006-2009 / 2025 Données en cours

Cette répartition géographique révèle l’ampleur du défi. Car contrairement à une espèce invasive introduite par l’homme, l’Acanthaster planci fait partie intégrante de ces écosystèmes depuis des millions d’années. Le problème ne vient donc pas de sa présence, mais de la rupture de l’équilibre naturel qui régulait traditionnellement ses populations.

Innovation scientifique face à l’urgence

Face à cette prolifération, les autorités polynésiennes ne restent pas les bras croisés. Depuis quelques semaines, une expérimentation inédite est menée à Moorea, associant la Direction de l’environnement (Diren), le Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (Criobe) et les pêcheurs locaux.

La méthode ? L’injection d’un produit très acide – de l’acide citrique – directement dans le corps de l’étoile de mer. Cette technique, développée en Australie, présente l’avantage d’être non toxique pour l’environnement tout en étant redoutablement efficace.

« Cette injection tue la taramea en une ou deux injections au grand maximum, et c’est quelque chose de très simple, que la population se munisse de ces méthodes scientifiques pour pouvoir agir au quotidien. » – Olivier Poté, directeur des services techniques de Moorea

L’approche participative constitue un élément clé de cette stratégie. Car face à l’ampleur du phénomène, les seules interventions institutionnelles ne suffisent pas. En formant les pêcheurs, plongeurs et habitants à ces techniques d’injection, les autorités démultiplient leur capacité d’action sur le terrain.

Prédateurs naturels : les gardiens oubliés du récif

Dans un écosystème récifal équilibré, l’Acanthaster planci possède plusieurs prédateurs naturels qui régulent efficacement sa population. Ces « gardiens du récif » jouent un rôle crucial mais souvent méconnu :

  • Le grand triton (Charonia tritonis) : ce gastéropode géant peut s’attaquer aux taramea adultes
  • Les poissons globes (Arothron hispidus) : friands des juvéniles d’étoiles de mer
  • Les balistes : capables de retourner les taramea pour accéder à leur face ventrale vulnérable
  • La crevette Hymenocera picta : spécialisée dans la prédation des échinodermes

Malheureusement, ces prédateurs naturels subissent eux-mêmes les pressions de la surpêche, de la pollution et de la dégradation des habitats. Leur raréfaction contribue à déséquilibrer le système et favorise les pullulations d’Acanthaster.

Gestes de prévention et signalement citoyen

Pour les plongeurs, snorkeleurs et amateurs de baignade, la vigilance reste de mise. Les épines de la taramea contiennent des toxines pouvant provoquer des inflammations sévères, voire des nécroses localisées.

Les recommandations essentielles :

  • Ne jamais toucher une taramea sans formation spécifique
  • Porter des chaussures de protection dans les zones à risque
  • Surveiller particulièrement les enfants et les animaux domestiques
  • En cas de piqûre, consulter immédiatement un médecin

Le signalement citoyen constitue également un maillon essentiel de la surveillance. Toute observation de prolifération doit être rapportée aux autorités compétentes : Diren, communes, Criobe ou comités de pêche locaux.

Enjeux climatiques et récifs sous pression

Au-delà du phénomène Acanthaster, cette crise révèle la fragilité croissante des écosystèmes coralliens face aux changements globaux. Le réchauffement climatique, l’acidification des océans et les pollutions diverses fragilisent les récifs, les rendant plus vulnérables aux pullulations de prédateurs.

Les coraux stressés par les températures élevées deviennent des proies plus faciles. Parallèlement, ces mêmes conditions favorisent la reproduction massive des taramea, créant un cercle vicieux particulièrement préoccupant pour l’avenir des récifs tropicaux.

Cette situation interroge notre rapport aux océans et à leur préservation. Car derrière le cas particulier de l’Acanthaster planci se cache un enjeu bien plus vaste : celui de la conservation d’écosystèmes parmi les plus riches et les plus menacés de la planète.

Vers une gestion durable des récifs

L’expérience polynésienne pourrait faire école dans d’autres régions du Pacifique confrontées au même défi. L’association de la recherche scientifique, des technologies innovantes et de la participation citoyenne dessine les contours d’une approche moderne de la conservation marine.

Mais au-delà des solutions techniques, c’est une prise de conscience globale qui s’impose. Les récifs coralliens, véritables « forêts tropicales des océans », abritent près de 25% de la biodiversité marine mondiale tout en ne couvrant que 1% de la surface des océans.

Leur préservation dépasse largement les frontières nationales et nécessite une mobilisation internationale. Car face aux défis climatiques et environnementaux du XXIe siècle, chaque récif sauvé, chaque espèce protégée, chaque écosystème préservé constitue un maillon essentiel de la résilience de notre planète bleue.

L’histoire de l’Acanthaster planci nous rappelle que dans la nature, tout est question d’équilibre. Un équilibre fragile que nous avons le pouvoir de préserver… ou de détruire.